« C’est à un emblème moderniste, celui d’un parti pris résolument antinarratif ainsi que de l’exaltation de la planéité et de la frontalité, que Seulgi Lee confronte le public dans l’espace de la galerie Jousse Entreprise : une immense grille de bois y est en effet suspendue au plafond. Ici, la grille de Mondrian s’observe du dessous et non frontalement. Des dizaines de tasseaux s’entrecroisent en suspension dans l’air, rappelant la tradition coréenne du Moonsal (porte-fenêtre faite d’un tressage de lattes de bois délimitant les espaces dans les maisons traditionnelles), les entrelacements de lignes des caractères chinois, et les moucharabiés géométriques du Musée des arts et métiers du bois à Fès (Maroc) qui ont fasciné Seulgi Lee lors d’une visite en 2019. Le public déambule sous la grille dont les subtils dégradés de couleurs ont des origines aussi diverses qu’un cours d’eau artificiel de la villa coréenne de Poseokjeong datant du VIIIe siècle, une fresque romaine de la Villa Livia, les peintures Dancheong, à vocation décorative, sur les bâtiments et artefacts en bois, connues pour leur polychromie sophistiquée, ou encore les eaux de la ville portuaire d’Incheon. La grille se donne à voir non seulement du dessous mais également de biais. Sa forme et ses couleurs changeant au gré des déplacements du public. Cette grille qui, dans l’histoire du modernisme occidental, célébrait les principes d’autonomie et de purification, la voilà qui laisse pénétrer le folklore et le vernaculaire en renvoyant tout à la fois à des traditions artisanales ancestrales, coréenne et marocaine, à l’Antiquité romaine, sans oublier les eaux de la mer Jaune. Il suffit parfois de lever les yeux pour voyager dans l’espace, dans le temps et d’un domaine à l’autre de l’art et de la culture populaire. […]
S’envelopper dans les mots et la couleur, c’est l’ambition de U, un ensemble de couvertures sur lequel Seulgi Lee travaille depuis 2014. Ces objets textiles, réalisés selon la tradition du Nubi coréen (technique du quilt rembourré), sont fabriqués à la main, cousus ligne par ligne, par des artisans de Tongyeong, selon une tradition vieille de plus de 500 ans. Cette technique de matelassage permet de garder la chaleur grâce à la circulation de l’air permise par le relief créé par le rembourrage de coton surpiqué. Ces couvertures étaient très répandues dans les foyers coréens jusque dans les années 1980. Dans un souci pratique, la partie centrale, sur laquelle étaient autrefois cousues au fil de soie des figures symboliques d’animaux, se détachait afin de pouvoir laver le fragment de coton en contact avec le corps. Puis, dans les années 1980, ce furent de simples bandes de couleur qui vinrent faire office d’ornement. Les bandes colorées ont laissé place, dans les compositions de Seulgi Lee, à une géométrie plus complexe. Chaque couverture opère une traduction : celle d’un énoncé issu de la tradition orale en une forme textile. Elle « énonce » en effet un proverbe populaire, choisi par l’artiste pour ses accents fantaisistes et humoristiques (les sous-titres donnés à chaque U en témoignent), par le biais d’abstractions colorées. Se glisser dans le U, cette lettre à la forme de réceptacle, signifie tout à la fois plonger dans la tradition vernaculaire coréenne, et rêver à ces « tropes » dans lesquels, comme les titres le suggèrent, se rencontrent des haches et des poulains. Si ces abstractions témoignent, elles aussi, du rêve de fusion entre art et artisanat envisagé par le modernisme historique, elles récusent en revanche, par leur référence à une fonctionnalité, le rêve d’une abstraction pure, intransitive, que caressa le formalisme de la seconde moitié du XXe siècle. »
Marjolaine Lévy
« On entre dans le couloir comme on entre dans un boyau. Tout au long vers le bas sont accrochées des gouttes d’eau qui viennent des fleuves tels que la Loire, le Rhin, l’Ill, Sankt Jørgens Sø (Lac Saint-Georges), la Durance, la Seine, l’Huveaune, l’Île aux Femmes, Ocean Beach de New York ou le Rio Tejo (le Tage) dont la plupart ont été collectées au début de la fameuse pandémie par des ami.e.s collaborateurs.rices. Au bout du couloir, on est happé par un chant court qui mélange un air populaire portuaire coréano-japonais d’antan. NANANI GONG-AL est une interprétation libre des deux chants traditionnels, le chant Gong-Al d’Incheon en Corée et le chant Akita Ondo de la préfecture d’Akita au Japon. Le chant Gong-Al décrivant toutes formes et couleurs du sexe féminin (Gong-Al (balle- œuf) en ancien argot) après l’acte sexuel, était chanté pendant la fabrication de la corde par des femmes et des hommes avant d’aller travailler en mer. Dans la salle du fond, gisent deux grandes installations filiformes colorées dont une comporte une petite fontaine et dont les bruits d’eau se mêlent au chant coréen. KUNDARI TAUREAU est composée de longs tubes en inox qui dessinent une boucle ouverte dans l’espace et semble presque invisible. Sa forme dessine dans l’espace des lettres ou des formes du corps de femme ou de son sexe, pour le moins géant. »
Seulgi Lee