JENNIFER CAUBET | Deux ou trois choses que je sais d’elle

In situ 20 mai 2023 - 16 septembre 2023

La galerie Jousse Entreprise est heureuse de présenter la deuxième exposition personnelle de Jennifer Caubet, Deux ou trois choses que je sais d’elle, du 20 mai au 16 septembre 2023 (fermeture du 30 juillet au 1 septembre inclus).

Est-ce lactivation des espaces qui construit larchitecture ? Jennifer Caubet sest longtemps intéressée à larchitecture spéculative, dites parfois utopique, à lexemple de celle du situationniste Constant ou de lauto-planification de Yona Friedman. Serait-il exact demployer le mot utopique sachant que la projection, la fiction et lanticipation participent entièrement de notre rapport au réel ? Dans le travail de Jennifer Caubet, les utopies ont une dimension technique, et cette connaissance passionnée du langage des outils, des matériaux et des procédés lui permet dexplorer la manière dont ils incarnent des modes de pensée et daction sur le réel.
Il y avait dans son travail une tension entre les codes esthétiques de lart minimal, qui saffirme dans son rapport à lespace, et son intérêt pour ces « architectes de papier » qui projettent au-delà des conditionnements des structures figées. Mais quelque chose semble s’être déplacé.
À mon sens, lensemble de sa pratique est animée par un inébranlable désir dautonomie : est-ce quon est capable de fabriquer nous-mêmes nos habitats, nos cabanes, nos contre-espaces ? Quest-ce qui justifierait que les femmes soient exclues des imaginaires techniques et dépossédées de leur capacité à agir sur le réel de manière autogérée ? Pourquoi y aurait-il toujours des assignations de genre associées à des matériaux, à des échelles et à des techniques, qui persistent à établir une partition binaire entre le dur et le mou, lingénierie et le tissage ?
Il y a un défi du dépassement de soi chez Jennifer, mais aussi dun dépassement du soi, impliquant lautre dans la relation à lespace : se confronter à lautoritarisme de larchitecture monumentale, habiter labstraction du plan qui ne tient pas compte des usages. Plutôt quun rapport à la puissance, à laquelle son travail a souvent été associée, il me paraît plus juste de considérer la modulabilité, la combinatoire et l’échelle humaine comme des principes clés pour interpréter sa démarche. Comment écrire nos espaces avec nos corps plutôt que de les subir ?
Le travail de Jennifer Caubet peut sinscrire dans une généalogie historique de lappropriation technique et de lauto-gestion. Le plus souvent nous associons ce principe dautonomie à une histoire masculine – celle des manuels pour la construction de cabanes et mobilier en open source, de W. Ben Hunt (« How to Build and Furnish a Log Cabin », 1939), Ken Isaacs (« How to build your own living structures », 1974) ou Enzo Mari (« Autoprogettazione ? », 1974). Cest une histoire incomplète qui a effacé la cabane de lartiste surréaliste Dorothea Tanning dans le désert de lArizona (1946), la critique pré-écologique de la modernité par Sibyl Moholy-Nagy, empruntant à larchitecture des migrants (1955), ou la revue féministe Country Woman (1972) qui a guidé les auto-constructions des communautés lesbiennes rurales de lOregon.

Est-ce un hasard si le développement du travail de lartiste la amené à intégrer progressivement des données contextuelles et environnementales ? Jennifer Caubet réside à La Maladrerie à Aubervilliers, un ensemble réalisé entre 1975 et 1989 par la formidable architecte Renée Gailhoustet, préfigurant lurgence écologique actuelle avec ses terrasses-jardins. Les habitant·es de cette ville sont engagé·es actuellement dans la défense dun des plus beaux exemples de jardins ouvriers en Île-de-France, menacé par la construction d’un solarium des Jeux Olympiques et dun quartier de bureaux et dhôtels. Devenu Jardins à défendre (JAD), iels ont subi une expulsion et la destruction des cabanes ouvrières, des abris des militant·es, de vieux arbres et des terres cultivables remplacées par des dalles de béton. Face à la violence dun pouvoir qui persiste dans le modèle de gentrification et dans le déni de la crise climatique et écologique, quelles sont les formes de résistance citoyenne? Attentive aux formes citoyennes de contournement dobstacles et de grilles pour se réapproprier des accès et réintroduire des parcours, Jennifer Caubet les met en parallèle avec la notion de diffraction : le comportement des ondes lorsqu’elles rencontrent un obstacle et se divisent et multiplient.
Si les grilles présentes dans lespace public signifient une forme de violence – celle de partition de lespace entre privé et public, ou celle qui conforte des privilèges de certains en voyant la rue comme une menace -, les citoyen·nes ont pu se les réapproprier à certains moments de lhistoire collective comme un outil de défense ou de conquête de leurs droits. Partant de ce geste de retournement, Jennifer Caubet a décidé de ne pas fabriquer une nouvelle structure mais de plutôt de réactiver cette sculpture sociale en déplaçant des grilles de lespace public dans lespace dexposition. Placée dans ce lieu symbolique, la grille a un double sens, contournable et auto-portante, renvoyant à lambiguïté de lobjet, pouvant privatiser ou former une barricade, mais surtout rappelant le caractère construit et transformable de lespace public. La fragilité de ces frontières privatisées est exemplairement signifiée par une grille réalisée en verre, rendant transparent ce qui se présente comme inamovible. « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître », disait la poétesse et essayiste féministe Autre Lorde. De la même manière, les armes exposées par lartiste nont pas de lame et se brisent dans sa tentative de briser. Faire cest aussi défaire.

Quest-ce qui est défendu ? Qui se défend de qui ? Quand on observe les acteurices que lartiste met en place dans lexposition – de fanes de radis, des blettes, de la roquette, de la salade ou des fraisiers, transposés sur des pierres de lithographie – nous imaginons une révolte du vivant face à leffondrement de la biodiversité, qui aurait trouvé des alliances et des représentants avec les humains, à limage des actions de guérilla végétale. En écho à la réflexion de chercheuses comme Jocelyne Porcher ou Vinciane Despret, qui se sont intéressées au travail du vivant et aux stratégies de défense mises en place directement par les vies animales et végétales, Jennifer Caubet intègre et amplifie la riposte du vivant et du non-humain. Le jardin ouvrier dAubervilliers apparaît ainsi de façon fantomatique dans lexposition, insufflant la puissance dagir des habitant·es de la ville.
Renvoyant à la recherche expérimentale menée par Isabelle Frémeaux avec les ZAD ou à la réflexion de la philosophe Joëlle Zask sur loccupation des places comme forme radicale de démocratie, lartiste prolonge son principe de la structure habitable nomade avec le minimum dimplantation au sol possible. Sinspirant dun refuge de montagne conçu par Charlotte Perriand en 1938, Jennifer Caubet en garde le squelette, sa potentialité, et son caractère fondamentalement démocratique. Dans ce geste est synthétisé lengagement qui lanime depuis toujours : cest le corps (le sien, le nôtre) qui écrit lespace.

« Diffractions du Vivant », Pedro Morais, mai 2023

 

 

Photo Grégory Copitet

Communiqué de presse (PDF)

Vernissage : 20/05/2023 12:00

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