SEULGI LEE | Le donne con tre anime

Hors les murs 26 octobre 2023 - 12 janvier 2024

Adresse : Artopia Gallery, Via Lazzaro Papi 2, 20135 Milan, Italy

Le jeudi 26 octobre 2023, la Artopia gallery, Milan a inauguré le duo show intitulée Le donne con tre anime avec les deux artistes françaises Adélaïde Feriot (Libourne, 1985) et Seulgi Lee (Séoul, 1972), sous le commissariat de Marjolaine Lévy.

En 1918, l’artiste futuriste austro-italienne Rosa Ròsa publie un roman intitulé Una donna con tre anime [Une femme avec trois âmes] dans lequel elle avance la notion de « femme de l’après-demain » et que traversent les questions d’émancipation et de libération des femmes – une manière de manifeste s’opposant au discours patriarcal et misogyne du chef de file du mouvement futuriste, Marinetti. Considéré comme le premier texte de science-fiction féministe, l’ouvrage retrace le parcours de Giorgina Rossi, femme au foyer qu’une accélération temporelle projette dans l’avenir en lui faisant subir trois mutations successives : libération sexuelle, puis libération de sa parole jusqu’à atteindre une ultime transformation artistique dans un désir d’envol cosmique. Aurora on Mars (2023) d’Adélaïde Feriot aurait pu naître de cette troisième métamorphose. L’imposante pièce de velours au délicat dégradé d’encres bleues et violines propulse les spectateurs dans un voyage interstellaire puisque la composition informelle est la traduction d’un coucher de soleil sur la planète Mars – qui a la particularité d’être bleu – capté récemment par la Nasa. Saisir des aurores boréales et australes, des ciels orageux ou des vents qui pleurent, puis transposer ces phénomènes naturels dans des objets tridimensionnels, capes de velours ou patchworks de coton déployant une subtile palette de couleurs, voilà ce à quoi s’adonne, entre autres, l’art d’Adélaïde Feriot, grâce à l’emploi d’une fibre se déployant dans l’espace. Pareilles œuvres, qui offrent une dimension optique et haptique à l’évanescence des éléments, confirment le rôle décisif joué par la traduction, la transposition dans l’engendrement de la plastique contemporaine.

Face à l’horizon martien bleuté de Feriot, une tout autre œuvre textile intitulée U: voir des éléphants roses (2023) de Seulgi Lee, marquée elle par une composition géométrique chatoyante, se déploie au mur. Si les deux œuvres n’ont en apparence rien de commun, elles cristallisent toutefois la même inclination des deux artistes pour la traduction. S’envelopper dans les mots et la couleur, c’est l’ambition de U, un ensemble de couvertures sur lequel Seulgi Lee travaille depuis 2014. Ces œuvres, réalisées selon la tradition du Nubi coréen (technique du quilt rembourré), sont fabriqués à la main, cousus ligne par ligne, par des artisans de Tongyeong, selon une tradition vieille de plus de 500 ans. Cette technique de matelassage permet de garder la chaleur grâce à la circulation de l’air permise par le relief créé par le rembourrage de coton surpiqué. Ces couvertures étaient très répandues dans les foyers coréens jusque dans les années 1980. Dans un souci pratique, la partie centrale, sur laquelle étaient autrefois cousues au fil de soie des figures symboliques d’animaux, se détachait afin de pouvoir laver le fragment de coton en contact avec le corps. Puis, dans les années 1980, ce furent de simples bandes de couleur qui vinrent faire office d’ornement. Les bandes colorées ont laissé place, dans les compositions de Seulgi Lee, à une géométrie plus complexe. Chaque couverture opère une traduction : celle d’un énoncé issu de la tradition orale en une forme textile. Elle « énonce » en effet un proverbe populaire, choisi par l’artiste pour ses accents humoristiques (les sous-titres donnés à chaque U en témoignent), par le biais d’abstractions colorées. Se glisser dans le U, cette lettre à la forme de réceptacle, signifie tout à la fois plonger dans la tradition vernaculaire coréenne, et rêver à ces fantaisies de la langue.

Au-delà de leur rôle commun de traductrice, les deux artistes partagent également un goût affirmé pour l’artisanat. Adélaïde Feriot prélève des végétaux, relève les teintes célestes, observe, synthétise, mélange et prépare les couleurs, teint, peint, coud, assemble les pans de tissus, fait des moulages, fond de l’aluminium et du bronze puis patine. Autant de procédures relevant de l’artisanat où le corps de l’artiste est sollicité dans une chorégraphie témoignant d’un rapport très étroit aux matériaux. Le visage féminin de Beams of Light (crying) (2023) n’est pas celui de l’artiste mais porte les stigmates de ses mains manipulant cire et aluminium lors du processus de production. Des larmes de tissus colorés coulent jusqu’au sol tels des faisceaux lumineux comme si ce personnage nous rappelait le cheminement de l’artiste Feriot ou peut-être celui du personnage de Rosa Ròsa, observant le ciel, éblouies par la lumière et émues par les couleurs du cosmos. Troubler la perception par la lumière et la couleur, CERRO, sculptures lumineuses colorées de Seulgi Lee nous en font une magistrale démonstration. CERRO signifie en espagnol la colline qui change de lumière selon le point de vue. Lorsque CERRO éclaire l’espace d’exposition, la rétine du spectateur est déstabilisée sans atteindre, nous l’espérons, le flot de larmes du personnage d’Adélaïde Feriot. Hormis cette longue ligne que dessine dans l’espace le corps larmoyant de Beams of Light (crying), d’autres corps résultant d’un savoir-faire unique envahissent l’espace d’exposition. En effet, sur de longues tiges de métal noir, des paniers tissés aux formes anthropomorphiques semblent être les membres d’une mystérieuse communauté. Basket Project (2017) de Seulgi Lee est constitué d’un ensemble de paniers réalisés avec des artisans au Burkina Faso. Chaque vannerie correspond à la fois à une traduction formelle de la voyelle YA dans l’alphabet coréen et à la réinterprétation d’un objet fonctionnel, perdant tout usage en devenant une sculpture.

À la fois si divergentes formellement mais pourtant si proches, les œuvres des deux artistes, – des pièces textiles aux paniers tissés en passant par les sculptures en bronze et les lampes de taffetas -, ont comme dénominateur commun la main comme outil. Cette main fabricatrice qui, dans la préhistoire, est corollaire à la libération de la parole et du langage, sert ici de médiatrice, de traductrice aux narrations des deux artistes. Comme un hommage à cette main instrument, à l’étage de l’espace d’exposition, des mains en bronze d’Adélaïde Feriot (Sur la crête des vagues, 2022) habitent le mur dans un geste fantomatique, comme si une fois formalisée par la main de l’artiste, la main devenait muette. Face aux trois membres, des centaines de petites sculptures abstraites faites de fils de métal colorés (THINGS) ont été imaginées par Seulgi Lee pour être manipulées et tenir dans la main. Dans un roman de science-fiction, une fois les lumières de CERRO éteintes, les mains en bronze d’Adélaïde Feriot saisiront les maquettes de Seulgi Lee pour éprouver le plaisir coupable de toucher l’œuvre d’art.

En 1918, au moment même où Rosa Ròsa publie son roman de science-fiction, les avant-gardes artistiques rêvent d’un monde où l’art et l’artisanat ne ferait plus qu’un. Près de cent ans plus tard, face aux œuvres d’Adélaïde Feriot et de Seulgi Lee, la fiction n’en est plus une.

Marojolaine Levy

 

Images : Matteo Pasin

 

commissaire : Marjolaine Lévy

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