Les images-verbes disent tout et révèlent peu. Je lis ça. Je mange ça. J’aime elle. Je bois ça. Je regarde ça. Je suis ami·e avec lui. Je couche avec elle. Je fais ça. Je vais là… — si ce n’est, aujourd’hui, je suis là.
Comme de nombreuses personnes issues de la génération Y ou Z, Marion Chaillou prend régulièrement des photos avec son téléphone portable de tout et de rien, enregistrant l’ici et le maintenant de son quotidien. Certaines de ces photographies, reconnaissables pour le point de vue subjectif plutôt marqué, sont choisies pour leur potentiel pictural ou pour leur valeur affective. L’artiste les transpose sous la forme de petites peintures à la gouache sur papier dont les dimensions restent proches des images que nous regardons sur l’écran de notre téléphone.
Montées sur des mini châssis en bois soigneusement confectionnés, ces peintures prennent véritablement corps et place — malgré leur taille miniature — sur le mur ou posées sur/dans un support. La dextérité de leur réalisation traduit le plaisir certain de leur exécution.
Les images que nous montrent ces petites peintures n’ont rien d’exceptionnel. Ces œuvres tirent leur force de leur nombre et de la banalité familière que nous reconnaissons dans ce qu’elles nous offrent à voir, et à laquelle elles nous renvoient. Parmi ces memento mori, Marion Chaillou esquisse parfois également des scènes qui traduisent quelque chose de plus personnel pour celle ou celui qui sait les lire. Ainsi, leur intimité, exposée pourtant au regard de tous·tes, demeure uniquement dans la confidence des proches de l’artiste.
La taille de ces œuvres et leurs sujets semblent souligner la brièveté de l’instant, leur cumul, la somme de ce qui fait une vie, avec tout ce qu’il y a de plus insignifiant, de remarquable, de banal ou de beau.
En complément, et non en parallèle, Marion Chaillou réalise des œuvres en bois servant parfois à accueillir ses peintures. Celles-ci peuvent prendre la forme ou se rapprocher des meubles d’intérieur. L’artiste révèle comment le mobilier qui remplit nos espaces domestiques peut construire des échanges basés sur le partage — ou non — de gestes, de contacts, et d’informations, dicter des dynamiques genrées ou de domination.
Le XVIIIe puis le XIXe siècle voient la naissance de meubles créés pour répondre à des besoins spécifiques et individuels : le secrétaire pour les affaires sérieuses de Monsieur, le bonheur-du-jour pour les billets doux ou enflammés de Madame.
Avec virtuosité et un humour non dénué de sens critique, Marion Chaillou travaille les essences de bois pour détourner, pervertir ou queeriser[1], le mobilier aristocratique et bourgeois constitué de sièges confidents, de bureaux à coulisses, et de meubles à secrets.
Pour sa première exposition à la galerie Jousse Entreprise, l’artiste décline plusieurs œuvres en bois et en tissu qui semblent tirer leur inspiration des jupes d’écolière ou des jupes à franges en cuir portées sous les armures des anciens Grecs et Romains.
Plus loin, ce qui ressemble à un pantalon, toujours en bois — de dos, s’offrant à nous ? de face, nous dévisageant ? — s’appuie avec nonchalance contre un mur. Deux autres paires de jambes, s’emboîtent au sol reprenant le système des tables gigognes ou simulant un acte érotique de cruising où les participant·es seraient encore partiellement habillé·es[2]. Le côté hiératique et le mouvement suspendu de ces œuvres cachent pourtant des secrets troyens.
Des tiroirs dérobés et d’autres ouvertures dissimulées que l’on découvre parfois à l’aide de gestes douteux[3], peuvent permettre d’entrevoir des peintures. À d’autres moments, ces cachettes demeurent invisibles occultant définitivement leur usage et leur contenu secret.
En peinture et en sculpture, le travail de Marion Chaillou aime jouer des ambivalences et du trouble. Sa pratique vise à mettre à mal les perceptions binaires et les certitudes. Both Ways pourrait être une réponse à bon nombre de questions, rappelant que parfois des chemins différents mènent au même endroit annulant l’illusion ou l’encombrement du choix, et qu’occasionnellement on y parvient par un troisième, ou par une voie que, jusque-là, on ne soupçonnait pas.
Ana Mendoza Aldana
Ana Mendoza Aldana est curatrice, critique d’art et poète. Elle pense, organise et produit des expositions intellectuelles et sensibles depuis plus de douze ans prenant souvent pour point de départ la littérature. Elle accorde une place particulière aux questions et pratiques féministes et queer, ainsi qu’à la peinture. Elle développe une forme de critique d’art empruntant ses jeux typographiques, ses formes musicales et narratives à la poésie.
[1]Queer, dans le sens de rendre “bizarre” ou “troublant” mais également dans l’idée d’inscrire ces œuvres dans la constellation hétérogène de ce qui pourrait constituer un art queer.
[2] Une forme de drague dans le milieu homosexuel caractérisée par des rencontres anonymes sur des lieux publics (plage, bois et aires d’autoroutes). Par son potentiel évocateur, cette œuvre me rappelle une œuvre antérieure de l’artiste : Maquette pour Glory Home (2024), une œuvre en bois reprenant un double-siège en S type confident, avec des trous, invitant à se servir du meuble pour des pratiques sexuelles à plusieurs.
[3] L’une des œuvres dévoile son intérieur en passant une main “sous la jupe”.